Expérimentation

Réputée pour sa précision et sa régularité de montre suisse, la caméra Bolex est pourtant capable de « dérégler » le temps et l’espace. Obturateur variable, régulateur de vitesse, tourelle à trois objectifs, manivelle de marche arrière, déclencheur image par image… Toutes ces fonctionnalités permettent d’agir sur la prise de vues et de modifier les paramètres de la réalité filmée. Nombreux sont les cinéastes expérimentaux qui adoptent la caméra Bolex afin d’explorer de nouvelles possibilités expressives du cinéma.

On la trouve entre les mains de plusieurs cinéastes de l’avant-garde américaine des années 1950-1960, tels que Kenneth Anger, Marie Menken, Gregory Markopoulos ou l’animateur Robert Breer, qui bousculent les conventions du cinéma et, dans la foulée, contribuent au statut mythique de la caméra. Si les Jonas Mekas, Stan Brakhage et Maya Deren se revendiquent « amateurs », c’est en partie parce que leurs films sont faits « maison », avec des moyens limités, mais surtout parce qu’ils cherchent à inventer un mode d’expression qui rompt avec les conventions du cinéma professionnel.

Prolongeant un savoir-faire acquis dans l’assemblage de cadratures, c’est-à- dire les pièces qui meuvent les aiguilles et produisent les différents sons d’une montre, les artisans de Sainte-Croix se spécialisent dès les années 1810 dans la fabrication de boîtes à musique. Au même titre que ces « faiseurs de musiques » créaient de nouvelles mélodies en multipliant lames, goupilles et cylindres sur les boîtes à musique, les fonctionnalités de la caméra Bolex facilitent les différentes nuances de l’expression.

 

 

Ci-contre : Le "New American Cinema Group" à l'honneur dans la revue de la filiale américaine de Paillard. Bolex Reporter (Linden), vol. 16, n°1, 1966.

Pour Notes on the Circus (1966), Jonas Mekas joue littéralement d'un instrument qui, selon son propre programme machinique, compose et recompose les photogrammes. Mekas se rend à trois représentations successives du cirque des Ringling Brothers, filmant à chaque fois diverses portions du spectacle. Chaque prise de vue devient l'occasion d'utiliser différentes fonctions de la caméra : il modifie la cadence de la prise de vues, utilise le déclenchement image par image, rembobine la pellicule pour effectuer des surimpressions, etc. Mis à part l'assemblage des bobines ainsi obtenues, le montage s'effectue dans la caméra, par la caméra, et Mekas ne peut voir le résultat qu'après avoir développé la pellicule.

 

" Plus que tout autre outil, la caméra Bolex a encouragé et inspiré la production de films poétiques. [...] Son design permettait enfin aux réalisateurs d'appréhender chacun des photogrammes composant la pellicule, de telle sorte qu'elle n'était plus conçue comme un support offrant trois minutes et demie de temps de projection, mais comme l'opportunité d'exposer 4000 images individuelles, dans n'importe quel ordre. "

Daniel Barnett, 2008

 

 

Notes on the Circus était le film préféré des enfants de Stan Brakhage, un autre cinéaste expérimental américain. Un jour leur père les a emmené voir le même cirque, celui qu'ils aimaient tant. Ils n'ont pas reconnu le cirque de Jonas et ils étaient tellement déçus qu'ils n'ont pas voulu regarder le spectacle jusqu'à la fin. Les superpositions et juxtapositions aléatoires d'images, issues du programme rigoureux de la machine, capturent ainsi la sensation du cirque, de la griserie, de la vitesse, du vertige, et la réalité ne pouvait que décevoir les enfants de Brakhage. La Bolex produit des effets d'émerveillement à partir de la simplicité d'une caméra amateur, ce qui est une autre manière de concevoir les liens avec la réalité. Cette conception s'inscrit toujours dans la tradition Paillard, puisqu'on pouvait déjà facilement produire petites ou grandes symphonies en remontant le ressort d'une boîte à musique.

 

D'autres, comme Andy Warhol, se livrent entièrement au pouvoir de captation de la caméra, en déléguant même l'acte de tournage à un moteur électrique. Pour ses célèbres Screen Tests, dans lesquels il braque son objectif sur des personnalités qui visitent la Factory, Warhol laisse défiler les trente mètres de pellicule qu'accepte sa Bolex, sans aucun interruption ou intervention. Cette méthode sera également utilisée dans ses premiers films Sleep (1963) et Couch (1964).

 

 

Ci-contre : Bolex H16

 

Ci-dessous : Rose Lowder. Photographie Yann Beauvais / avec la permission de Light Cone.

 

 

C'est dans une recherche de rythmes, à la fois visuels et sonores, que Johan van der Keuken se sert de la caméra pour sculpter le temps suivant des prinicipes de coupe, de variation, de rupture, de saccade dans Beppie (1965) ou L'esprit du temps (1968). Big Ben : Ben Webster in Europe (1967) est certainement le film qui représente, pour le cinéaste néerlandais, la rencontre entre le jazz et la prise de vue, la caméra étant considérée comme un instrument de musique, dans un retour intéressant au monde des origines de l'objet technique.

Dans un film en quête de polyphonie, Van der Keuken filme la fabrique de saxophones comme le musicien, les bruits de l'atelier se mêlant aux notes de musique. Puis, Ben Webster se saisit d'une caméra et filme lui aussi, en amateur mais également jazzman, la vie qu'il rencontre dans les rues d'Amsterdam. L'improvisation représente pour Johan van der Keuken le véritable enjeu du cinéma comme instrument de création.

Une archéologie des appareils fabriqués par Paillard révèle une filiation singulière : de la boîte à musique aux machines à calculer, ancêtres des ordinateurs modernes, en passant par les machines à écrire, tous ces dispositifs recèlent la possibilité de multiplier les combinaisons (des sons, de chiffres, de mots). Rose Lowder, dont la pratique est intimement liée au maniement de sa caméra Bolex, dit s'intéresser aux "mécanismes mêmes de l'appareil qui [rendent] manifestes des possibilités inhérentes aux agencements des images grâce au déplacement de la bande". Dans sa série des "Bouquets" (1994-1995), par exemple, Lowder saisit, image par image, des fleurs et des paysages à des moments différents ou en changeant de point de vue. Le montage est entièrement effectué dans la caméra, sans manipulation ultérieure de la bande, et c'est elle qui compose un "bouquet d'images" à partir de cette collecte de photogrammes. Au moment de la projection, le film fait apparaître un entremêlement de fleurs et de mauvaises herbes, de floraison et de feuillaison, dans un éclatement du temps et de l'espace. Une part de la création est ainsi concédée à la machine qui structure elle-même le film, permettant à la cinéaste de laisser venir à elle les choses et de capter plus librement les sensations.

 

 

Ci-contre : Photogrammes du film Bouquet 1, Mont Ventoux (1995) de Rose Lowder. Copyright Rose Lowder / avec la permission de Light Cone.