Le film amateur et l'attrait de l'exotisme

L’intérêt du cinéma pour l’exotisme remonte à ses tout débuts. En 1894, le Kinetoscope Edison propose déjà des danses folkloriques amérindiennes et japonaises aux spectateurs curieux, tandis que les frères Lumières envoient dès 1896 des opérateurs aux quatre coins du monde afin de ramener des vues pittoresques d’Égypte, de Russie, du Mexique. Aux côtés des cartes postales, vues stéréoscopiques et autres panoramas, le cinéma contribue à populariser une certaine iconographie « de l’ailleurs », qui émerge avec le développement du tourisme de masse.
 

L’omniprésence d’images exotiques encourage les touristes à capturer eux-mêmes leurs propres images. L’invention du format 16 mm en 1923 permet en effet à quiconque de ramener des images vivantes de son périple en terre inconnue. L’Afrique et les îles du Pacifique deviendront les destinations de choix pour le touriste fortuné avide de dépaysement. Popularisé par le célèbre voyage de chasse de Theodore Roosevelt (1909-1910) et les documentaires d’exploration de Martin et Osa Johnson dans les années 1920, le safari sera l’objet d’innombrables films commerciaux et amateurs, contribuant à cimenter la figure du cinéaste-explorateur et une vision stéréotypée du continent africain. En dépeignant généralement l’Africain sous les traits d’un porteur ou d’un guide, le film de safari contribue à perpétuer une imagerie coloniale, plutôt que d’offrir un véritable regard ethnographique. Les films d’exploration amateur s’avèrent d’ailleurs étonnamment similaires, tout comme les nombreux comptes rendus d’expédition dans les revues consacrées aux cinéastes amateurs. Présentées comme des récits de découverte impromptue et de rencontre avec l’inconnu, ces expéditions suivent en réalité des circuits touristiques bien établis : les Pygmées du Congo, les Massaïs du Kenya, les Zoulous d’Afrique du Sud, etc.

 

 

Ci-contre : Voyage au Japon, John Kinsmen, Cinémathèque des Pays de Savoie et de l'Ain

Précédemment : Rites sauvages, Régine Le Hénaff, Cinémathèque de Bretagne

Si les anthropologues Franz Boas, Bronislaw Malinowski et A.C. Haddon se questionnent depuis plusieurs années sur le rôle de l’image dans leur démarche scientifique, le touriste reste le plus souvent enfermé dans les idéaux romantiques et la mentalité colonialiste qui caractérisent l’iconographe touristique depuis le 19e siècle. Puisque le touriste ne s’arrête que brièvement dans les communautés visitées, son expérience de l’« Autre » est entièrement vécue par l’intermédiaire de la caméra, réduisant les populations autochtones et leurs coutumes à un ensemble de traits exotiques et déstabilisants. En ne capturant sur pellicule que les danses folkloriques, les rituels chamaniques et la confection d’objets artisanaux, le film amateur situe les cultures non occidentales dans un passé allégorique aux accents primitifs, coupé des enjeux actuels.
 

Le film amateur ne relève jamais d’un regard strictement objectif, il est imprégné des valeurs, des préjugés et des contradictions de celui qui filme. C’est ainsi que les films de Régine Le Hénaff se présentent à la fois comme des lettres d’amour au continent africain, ses paysages, son artisanat, et comme une représentation des structures de pouvoir coloniales. Dans Formes et couleurs, par exemple, des Africains sont à tour de rôle comparés à des sculptures traditionnelles, comme autant d’objets exotiques que le regard occidental peut s’approprier. Le seul film qui s’attarde réellement sur un individu, Yda et les Hommes Lions, est en réalité une fiction à la gloire du colonialisme. Yda, doublée en voix over par la cinéaste elle-même, est une jeune Africaine « qui a pris conscience de sa personnalité », c’est-à-dire qui s’est occidentalisée : habillée « à la mode de Paris », elle rejette « les coutumes de sa grand-mère » et aspire à choisir elle-même son mari. De la vraie Ida – une prostituée originaire de la région du Kanem – on ne saura toutefois rien. Charles De Maistre évite quant à lui certains écueils associés au « film de colon » en adoptant une posture plus effacée et en intervenant peu sur la matière filmée. Ses films tournés en Algérie dénotent un véritable désir de découverte et d’une ouverture vers l’autre, s’attardant simplement sur les individus dans leur activité quotidienne. Si les films de De Maistre ne sauraient être qualifiés « d’ethnographiques », la démarche plus spontanée et l’absence de thématique précise permettent d’offrir un portrait plus varié et authentique de la population algérienne.

 

 

Ci-contre : Enfants devant un étal de tissus dans la médina d'Oran, Charles De Maistre, environ 1950, 9,5mm, couleur, Normandie Image
extraits de : Algérie- Oran,  inv : 0205N0006

"Yda et les Hommes Lions", Régine Le Hénaff, Cinémathèque de Bretagne

Même si certains cinéastes amateurs nourrissent de véritables aspirations scientifiques – comme Ethel Cutler Freeman dans les années 1940 ou les frères Issa et Abdullah Omidvar dans les années 1950 – la plupart des films d’exploration s’apparentent davantage au film touristique et à son iconographie exotique. Cela ne réduit pas pour autant leur pertinence culturelle et historique, puisqu’ils mettent au jour les structures symboliques sur lesquelles repose en grande partie notre culture visuelle. Ces films nous en apprennent finalement plus sur la personne qui filme, son époque, sa culture, que sur celles qui sont filmées. Les films touristiques et d’exploration les plus accomplis sont parfois même capables de révéler le processus d’ouverture et d’apprentissage propre aux voyages les plus marquants, ce processus même qui permet de nous affranchir des idées reçues et des préjugés entretenus par l’imagerie populaire.

 

 

Ci-contre : Sud algérien, Charles de Maistre, 1953, 1953, NB, inv : 0205N0013, Normandie Images

Charles de Maistre - "Algérie - Oran" - Normandie Images