Esthétique de la mobilité des films de voyage

Les cinéastes-voyageurs du xxe siècle n’ont pas seulement rapporté des vues des destinations qu’ils avaient atteintes, ils ont aussi filmé le voyage en train de se faire, dans le mouvement entre le départ et l’arrivée. À côté des vues de paysages ou de monuments assez stabilisées et cadrées, leurs films comportent souvent des images plus mouvementées, dans le sens où elles sont bougées par les cinéastes, mais où elles révèlent aussi l’opération du transport. Dans cette coïncidence entre le geste de filmage et l’expérience du voyage, on aurait tendance à ne voir que de simples moments de transition ou de pause, comme si les vues de l’ailleurs constituaient l’unique attraction du film de voyage. Qu’elles soient maîtrisées ou, comme c’est souvent le cas, accidentées, ces images méritent pourtant d’être questionnées en tant que telles, dans la mesure où elles prennent une place cruciale – et parfois plus de place que le reste – dans le film de voyage depuis ses origines.

Si les cinéastes amateurs ont consacré du temps (et donc de la pellicule) aux moyens de transport, c’est d’abord parce qu’ils exprimaient leur fascination de voyageurs pour le mouvement des machines : l’automobile, le train, le tramway, le funiculaire, le paquebot, le yacht, l’avion, etc. En effet, la vulgarisation progressive des machines de filmage, qui a connu un élan majeur au milieu des années 1920, est allée de pair avec la découverte successive des machines de voyage. Beaucoup de films de voyage sont considérés comme mal faits, parce qu’ils dérogent aux règles strictes formulées dans les manuels de cinéma amateur. Les flous, les sautes, les panoramiques filés sont regardés comme autant de défauts de fabrication. Or, pour Devin Orgeron, les films de voyage peuvent au contraire avoir leur propre cohérence, mais elle se situe ailleurs, dans une esthétique de la mobilité (1). Ce qui passe pour des erreurs et des malfaçons touche en fait au fonctionnement spécifique du film de voyage, à sa volonté de restituer les sensations des voyageurs dans le mouvement même du transport.
 

1. Devin Orgeron, « Mobile Home Movies: Travel and la Politique des Amateurs », The Moving Image, vol. 6, no 2, automne 2006, p. 74-100.

 

 

Précédemment et Ci-contre : Voyage en Suisse, Jacques Boolsky, Cinémathèque suisse

Dans le film de voyage, les cinéastes amateurs ont renoué avec le geste ancien des opérateurs Lumière, qui avaient été envoyés dès les années 1890 dans la province française et autour du monde, avec un Cinématographe et du matériel de tournage comme bagages. Certains plans des films de voyage correspondent même en tous points à l’esthétique de la « vue Lumière », ou plus précisément de la vue prise depuis un véhicule « en marche ». Ainsi, une vue comme Panorama de l’arrivée à Aix-les-Bains pris du train (temps de neige) (1897) ne montre pas des objets ou des personnes en mouvement, mais elle s’attache plutôt à restituer le point de vue mobile d’un voyageur regardant défiler le paysage depuis l’intérieur d’un train. Tom Gunning explique que ce type de vue, que l’on désigne en anglais sous le nom de « phantom ride », met en avant autant l’objet du regard (ici, les façades des maisons et le paysage de montagnes enneigées) que l’acte d’observation (le défilement propre à la vision à travers la fenêtre d’un wagon) (2)

 

(2) Tom Gunning, « Before Documentary: Early Nonfiction Films and the ‘view’ aesthetic », in Daan Hertogs et Nico De Klerk (dir.), Uncharted Territory: Essays on Early Nonfiction Film, Amsterdam, Stichting Nederlands Filmmuseum, 1997, p. 9-24.

 

 

Ci-contre et ci-dessous : Voyage en Suisse, Jacques Boolsky, Cinémathèque suisse

 

Tels des opérateurs Lumière, les cinéastes amateurs ont continué à explorer sans relâche les nouveaux points de vue sur le monde qui s’offraient à eux depuis les véhicules en marche. Saisissant des images au gré de leurs pérégrinations, leurs choix de prise de vue ont souvent été motivés par la surprise, par un étonnement du regard lorsqu’un train les emportaient au sommet des cimes ou un bateau au large des côtes. En ce sens, leurs films témoignent d’une curiosité aussi grande pour les particularités géographiques ou historiques des contrées visitées qu’à l’endroit des véhicules qui ont transformé leur expérience visuelle de ces contrées. Le réseau technique des transports, organisé autour de chemins et de stations, a même pu donner une structure à ces films. Lorsque l’inventeur d’appareils de cinéma amateurs d’origine ukrainienne Jacques Boolsky (1895-1962) a filmé un voyage en Suisse au début des années 1930, il n’a pas manqué de saisir, souvent à la volée, des vues des paysages alpestres de lacs et de montagnes depuis le compartiment de son wagon. Dans ce film, les panneaux de signalisation des stations de chemin de fer se substituent commodément aux intertitres, en donnant un ancrage géographique aux images tournées entre chaque voyage en train.

 

Enfin, le voyage aérien au moment de sa généralisation s’est également articulé avec un renouvellement radical des points de vue, en situant le regard des cinéastes amateurs dans un espace littéralement extra-terrestre. La vue à travers le hublot de l’avion dépasse de loin l’expérience visuelle que pouvaient proposer les funiculaires et les téléphériques les plus vertigineux. Tournées dans les années 1970, les vues aériennes des films touristiques de l’actrice française Simone Genevois (1912-1995) manifestent ainsi une fascination persistante pour les « mers de nuages » survolées en avion. La couleur dote d’ailleurs ces vues aériennes d’une attraction supplémentaire. Ses films explorent les beautés inconnues des territoires célestes, en même temps qu’ils soulignent l’attitude contemplative de la voyageuse installée derrière le hublot. Comme aux premiers temps du cinéma, les vues prises depuis un avion en vol nous renseignent sans aucun doute plus sur le regard de la cinéaste-voyageuse que sur les contrées qu’elle découvre.

 

Ci-contre et ci-dessous : Vues aériennes années 1970, Simone Genevois, Cinémathèque suisse